Confusions des genres – Ch 6 : Carnet de bal


Grands Dieux ! Un bal de plus ! En temps habituel, il ne déplaisait pas à André d’accompagner Oscar à un des rares bals auxquels elle se rendait – elle ne s’amusait d’ailleurs pas suffisamment, à son humble avis – mais là, c’en était trop…

Depuis qu’elle s’était mis en tête d’arrêter le Masque Noir – sans que, soit dit en passant, nul ne l’en ait chargée – ils enchaînaient les soirées mondaines : bals, dîners, spectacles, Oscar ne refusait plus aucune des invitations qui lui étaient faites, elle qui en temps habituel dédaignait tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un divertissement d’ordre social en dehors de son service. Et comme elle avait – comme un caprice – exigé sa présence auprès d’elle dans cette nouvelle lubie qui s’était soudainement emparée d’elle, le sommeil d’André s’en ressentait. Son peu de vie sociale également. Rentrer à des heures indues, parfois au petit matin, ne se coucher que pour se relever quelques heures plus tard (heures, vraiment ? Ce ne lui paraissait, à lui, n’être que des minutes !) n’était pas pour lui permettre d’être au mieux de sa forme.

Non, vraiment, enchaîner les bals tous les soirs était décidément bien épuisant, surtout quand on avait à faire le jour. Il n’avait désormais plus une minute à lui, ni le temps de vaquer à ses occupations.

Et comme de bien entendu, le mystérieux Masque Noir ne pointait pas le bout de son loup. Oscar ne lâcherait pas l’affaire pour autant, André la connaissait trop bien, elle continuerait à écumer les festivités mondaines encore et toujours, tant qu’elle ne l’aurait pas eu face à face. Enfin, face à masque… Quelle satanée – bien que charmante – tête de mule !

En tout cas, si Masque Noir il n’y avait, on trouvait en revanche de plus en plus de dames enamourées et de filles à marier. Et André était bien convaincu que ceci avait à voir avec la soudaine assiduité d’Oscar à ces soirées. En effet, le bruit n’avait pas tardé à courir que le séduisant Colonel de Jarjayes avait cessé de vivre reclus comme un moine carme et avait décidé de se mêler à la société en dehors de son service. Peut-être son père l’avait-il enfin convaincu de prendre épouse ? Quelle aubaine : un nom glorieux, une vieille famille et suffisamment de fortune pour faire rêver des parents soucieux de l’avenir de leur fille ! Un physique de jeune éphèbe qui faisait rêver certaines dames en quête de galanterie !

André sourit doucement, observant Oscar en train d’essayer de poliment éviter les assiduités d’une fort jolie jeune femme. Et force était de constater qu’elle s’en sortait assez mal, plus habituée qu’elle était à commander sèchement à ses subordonnés qu’à esquiver courtoisement les galanteries de leurs épouses, sœurs ou filles. Elle semblait tout à la fois poliment agacée – sentiment qu’elle peinait à camoufler – et passablement mal à l’aise. Bien fait pour elle, pensa André en étouffant un gloussement, ça lui apprendra à lui faire écumer les bals et à monopoliser ses soirées !

Il se retourna pour observer les danseurs, laissant Oscar se tirer d’affaire comme elle le pourrait tant qu’elle n’était pas en danger – en tout cas pas en danger de mort. On dansait, on voltait, on parlait, on riait… Ce ne serait de toute façon pas ce soir que le Masque Noir viendrait. Étouffant un bâillement, à moitié endormi désormais, André laissait courir un regard vide sur le monde qui l’entourait, rêvant d’un matelas et d’une paire de draps, et, pourquoi pas, ô rêve suprême et sublime folie, à coté de lui entre ces draps…

Non ! Non, ce n’était pas le moment ! Ce n’était d’ailleurs jamais le moment. Il fallait penser à autre chose. Mais le sommeil s’emparait peu à peu de son esprit et y imprimait ses propres divagations. Il devenait difficile de lutter. Par pitié, Oscar, rends-toi compte qu’il ne se passera rien ce soir et annonce-moi que nous rentrons ! Dire qu’au lieu de perdre son temps ainsi soir après soir, il aurait pu être en bien plus intéressante et enrichissante compagnie…

Masquant son dépit, il balaya une fois de plus des yeux l’assemblée. Soudain, son regard s’arrêta sur une personne conversant en petit groupe de l’autre côté de la salle.

o ~ o ~  o

Grands Dieux, se disait Oscar, que cette importune était encombrante ! Et que ne se détachait-elle d’elle pour s’aller quérir une autre proie ! Au moins avec Grand-mère, André ou ses hommes, elle pouvait d’un simple « laissez-moi, je vous prie » faire aisément entendre qu’elle désirait qu’on la laissât seule et avoir la paix.

André, par pitié, viens à ma rescousse ! Annonce-moi qu’on me réclame d’urgence, que nos chevaux se sont enfuis, qu’il y a le feu, que sais-je ?

Girodelle était là, lui aussi. Il l’avait courtoisement saluée, échangeant quelques civilités avec elle, puis était ensuite allé se mêler à certaines connaissances plus loin dans la salle. Un homme discret et courtois ce lieutenant, une véritable attitude d’homme du monde accompli, aux antipodes de celle cette collante fâcheuse.

Girodelle, venez me sortir de là lieutenant ! Prétextez quelque souci à discuter au sujet de la Garde, ou venez me soustraire à elle pour me présenter à vos connaissances… Ou bien tenez, mieux encore : invitez-là à danser ! Un homme bien né, sans épouse ni maîtresse connue, portant beau l’uniforme, à la réputation impeccable et point du tout mal fait de sa personne devrait plaire à cette péronnelle, non ? Girodelle, où que vous soyez présentement, venez inviter cette importune à danser, c’est un ORDRE !

Et André, où était-il ? Elle lui avait demandé d’ouvrir l’œil au cas où le Masque Noir se manifesterait. Était-il sorti surveiller les abords ? Ah tiens, non, il était là, presqu’en face d’elle, non loin de la fenêtre, à surveiller l’assistance en compagnie de laquais. Surveiller ? On aurait plutôt dit qu’il fixait d’un air légèrement étonné quelque chose en direction du coin opposé de la pièce. Un rapide coup d’œil permit à Oscar de découvrir que le quelque chose en question était en fait un quelqu’un, ce qui était fort malséant de la part de son ami. D’autant plus malséant que la personne qui avait ainsi capté son attention était une femme. Une jeune femme. Peut-être même très jeune, malgré les fards. Et, fait extraordinaire, celle-ci l’avait de toute évidence remarqué car elle le fixait en retour, le sourcil droit imperceptiblement arqué.

Mais dans le fond, lequel avait fixé l’autre le premier et lequel répondait ? Après les péronnelles jetant leur dévolu sur les officiers, faudrait-il maintenant compter avec celles faisant de l’œil aux valets ? Mais qu’avait donc André à continuer de la fixer ainsi, pourquoi ne détournait-il pas les yeux pour signifier à l’impudente tout ce que sa conduite avait d’inconvenant ? Mais… mais qu’était ceci ? André venait-il réellement de faire de la tête un salut presque imperceptible à la demoiselle ? Non, elle avait dû rêver.

Pourtant, l’un comme l’autre avait désormais détourné le regard. Lui vers la fenêtre, elle vers ses voisins en grande conversation. Tiens, Girodelle !

Qui donc était cette jeune dame ? Son lieutenant pourrait peut-être la renseigner. Perruque poudrée plutôt sobre au regard de ce qui s’était fait dernièrement, visage aux traits qui, s’ils n’étaient pas fins exsudaient la jeunesse. Un nez fort, une mâchoire assez carrée, un visage rond, des sourcils hauts, des yeux marron. Ces yeux…ils avaient quelque chose d’étrange, qui tranchait presque avec l’aspect juvénile de ce visage. Comme une sorte de sérieux déplacé en cette soirée de frivolités, un air de voir aux tréfonds de ce qu’ils regardaient.

L’ensemble était perché sur un corps qui, bien qu’encore printanier, était déjà résolument féminin. Elle était plus petite que la moyenne, la taille encore fine était cambrée, et la gorge généreuse semblait vouloir s’échapper du corsage pour jaillir vers ses interlocuteurs. La pièce d’estomac triangulaire du bustier couronnée de ces deux rotondités laiteuses dessinaient un cœur parfait. Sous la taille, jupons et paniers ne permettaient de rien deviner des hanches ou des jambes, comme il se devait. Mais si le visage n’avait nul attrait particulier pour retenir l’œil masculin, ce que l’on soupçonnait du reste avait assurément de quoi donner aux mâles l’envie de jouer de ce corps comme d’un instrument bien accordé. Du moins pour ce qu’Oscar avait cru comprendre des désirs masculins. Désirs qu’elle n’avait jamais pu se contraindre à éprouver elle-même en contemplant les femmes…

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