Confusions des genres – Ch 14 : La rose et le réséda blanc*


– Puisque nous voici tous deux désoeuvrés, lieutenant, que diriez-vous d’aller converser d’autres affaires que celles du service autour d’une chopine ? Cela fait bien longtemps que nous n’avons pris le temps de nous entretenir en amis et non en soldats, n’est-ce pas ? Vous serez mon invité.

Victor de Girodelle n’en croyait pas ses oreilles. Son colonel, son Hippolyte, sa Sylphide, sa Bradamante, sa Dulcinée, sa bien-aimée Oscar lui proposait l’occasion de passer du temps en tête à tête ! Certes, ce ne serait qu’une modeste chopine en bons camarades se raisonna-t-il, et non une entrevue galante, toutefois c’était là l’occasion de passer du temps en sa seule compagnie, à ne parler ni gardes ni missions ni revues ni ordres ni service, à causer entre soi, en amis et non en subalterne et supérieur et surtout, SURTOUT sans l’éternelle ombre toujours attachée aux basques de la jeune femme !

Car oui, le lieutenant de Girodelle n’ignorait rien de la… particularité de son colonel, et ce depuis le premier jour, sans qu’Oscar sût jamais d’ailleurs d’où il tenait cette cruciale information. Encore une des nombreuses choses qu’elle ne lui avait jamais demandées.

Quant à se réjouir de l’absence de son domestique, ce n’était pas tant que le lieutenant n’appréciait pas cet André, non, ils avaient toujours été très courtois l’un envers l’autre, avaient parfois causé de petits riens et même bu quelques verres en compagnie d’Oscar. Non, vraiment, Girodelle n’avait en toute objectivité rien à reprocher à André et lui portait même une certaine estime : il le savait entièrement dévoué à sa maîtresse et l’avait déjà vu faire montre de véritable bravoure à ses côtés. Le lieutenant savait que l’homme veillerait sur sa chère Oscar au péril de sa vie, et il en était rassuré.

Non, vraiment, il n’avait rien à reprocher au valet de son colonel si ce n’était une chose : il était celui qui avait l’immense privilège d’être constamment auprès d’elle. Il se réveillait le matin sous le même toit qu’elle, la retrouvait dès la première heure du jour, la suivait où qu’elle allât, était encore à ses côtés lorsqu’elle n’était plus de service, l’accompagnait dans tous ses passe-temps…Oui, il était coupable de rendre Victor de Girodelle très envieux. D’un valet. Sans naissance. Sans fortune. Sans titre.

Mais de fortune, il avait celle – inestimable – d’être sans cesse en présence d’Oscar de Jarjayes, de pouvoir constamment baigner dans sa lumière, et de titre il avait celui de serviteur de la plus merveilleuse dame qui soit, titre valant bien plus que celui de duc ou de prince ! Titre le plus noble qui soit !

Victor de Girodelle n’était pas spécialement orgueilleux. Il avait même dans sa jeunesse reconnu sa défaite face à un adversaire bien meilleur – une femme, de surcroit, que dis-je, une enfant à l’époque – l’avait accepté comme supérieur et recevait depuis toujours ses ordres sans trouver à y redire.

Il n’était pas du tout avaricieux. Il était même très généreux et de son argent, et de son temps.

Il ne se livrait jamais au péché de gloutonnerie, observait toujours strictement le carême et faisait maigre tous les vendredis.

Il ne versait pas plus que de raison dans la luxure, tout en restant suffisamment empressé auprès de ses complices en ces doux forfaits pour ne les point vexer.

Il ne se laissait pas souvent dominer par la colère. Les seules occasions où elle pouvait le gagner mettaient en jeu les personnes qu’il affectionnait. S’il l’on s’en prenait à quelqu’un qu’il aimait, il pouvait alors se laisser emporter par une ire qu’il avait peine à contenir. En dehors de cela, c’était un garçon calme et posé, réfléchi, et surtout très maître de ses émotions.

Et le moins que l’on pouvait dire de lui, c’est qu’il ne cédait pas à la paresse. Il ne rechignait ni à la tâche, ni à l’effort intellectuel. L’acédie, la paresse morale, l’indolence, l’oisiveté n’étaient pas son vice. Car sans même parler de son service dans la garde, sans cesse il s’interrogeait sur lui-même, sans cesse il occupait son esprit à la lecture de quelque bon ouvrage, ou encore occupait son âme à la prière et au service de son prochain.

Non, Victor de Girodelle ne se rendait vraiment coupable d’aucun de ces six péchés-là. En tous cas pas plus que la moyenne des pécheurs. Et même plutôt moins. En revanche, il en était un autre qui, sans qu’il en laissât rien paraître ni qu’il ne parvînt à le combattre, lui rongeait le coeur et lui vaudrait certainement une longue peine de purgatoire avant de s’en être totalement nettoyée l’âme.

Le péché d’envie.

Il enviait cet homme de l’ombre, invisible à beaucoup, à un point que nul ne pouvait soupçonner. Une ombre qui à ses yeux prenait une place énorme, immense, primordiale. Une place de choix.

Girodelle vit soudain qu’Oscar le regardait d’un air insistant et se souvint alors qu’elle avait formulé son invitation sous forme de question. Et que, perdu dans l’hébétude de son étonnement d’abord, l’abîme de ses réflexions ensuite, il ne lui avait pas encore donné cette réponse qu’elle guettait toujours à cet instant précis.

– Mais, bien volontiers colonel. Que voilà une très excellente idée ! C’est avec joie que j’accepte, à la condition que vous me laissiez vous inviter.

– Allons, Girodelle, laissez-moi le plaisir de traiter mes amis. Je vous le demande.

Il allait objecter mais :

– Non, j’insiste, dit-elle fermement.

Mais cette fermeté était accompagnée d’un sourire, et les sourires du colonel étaient si rares en présence de ses soldats qu’il préféra l’admirer et obtempéra.

 .

NOTE DE L’AUTEUR :

*À ceux qui s’interrogeraient sur ce titre, en plus du clin d’œil à Aragon c’en est aussi un au langage des fleurs : le réséda blanc y a pour signification « amour secret, caché, discret ». Quant à la rose, il est inutile de préciser à qui elle fait référence, je présume…

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